Il s’était fixé l’objectif de boucler ces 170km et 10 000m de dénivelé positif en moins de 32h. Ambitieux, oui peut être, mais réalisable et il s’était préparé sérieusement pour y arriver.
Ludovic Trabuchet nous partage ici son aventure UTMB. Des frissons, de l’émotion, de la souffrance, de la joie, du partage, des doutes … Bref, sortez les mouchoirs ! Bonne lecture et bon voyage autour du Mont-Blanc.
« Les frissons du départ, amplifiés par la musique de Vangelis et les cris des spectateurs venus par centaines. La foule au ravitaillement de Saint-Gervais, et tout de suite après, la torpeur de la nuit qui tombe comme un couperet. Le défilé de frontales, tel une cohorte de lucioles, aperçu au détour d’un virage dans l’exigeante montée de la Croix du Bonhomme. Le regard de mon pote Denis, perdu dans l’effort et la douleur, au moment où je dois le laisser dans le col de la Seigne.
Les premières lueurs du jour sur les cimes du mont Blanc au-dessus de Courmayeur. Les retrouvailles avec Jacky Achard, joyeuses, après le calvaire pour atteindre le refuge Bertone. La vallée d’Arnuva, somptueuse comme au premier UTMB. La fournaise du grand col Ferret. La joie de retrouver Marine et mes parents, après la longue descente vers La Fouly. Mais la déception d’apprendre l’abandon quelques heures plus tôt de Denis, mis à terre par des douleurs digestives.
L’improbable discussion avec un coureur hongrois dans la remontée sur Champex sur… mon bronzage. L’enfer de Bovine. L’entrée dans le Top 200 dans la descente sur Trient. La soupe aux vermicelles avalée à chaque ravitaillement. Les six dernières heures de course, comme un long sprint vers l’objectif de 32 heures. Les conseils de Jacky et Denis, sous la tente de Vallorcine, pour bien passer Tête aux Vents. Les minutes qui s’égrènent, ce temps qui bute irrémédiablement sur les pierres de la Flégère. La plongée sur Chamonix, dans la foulée de Wai Kin Chau, coureur chinois aux allures de funambule. Les lueurs de la ville, enfin, et la foulée qui s’allonge sur les berges de l’Arve. La dernière ligne droite, sous le regard admiratif des rares spectateurs. Le chrono qui se fixe sur 31h53’02’’. La joie pour une improbable 157e place. La famille, les amis. La polaire de finisher. La fierté. La fatigue. Les émotions multipliées par dix, cent…
Difficile de retenir une seule image, à l’heure d’un dernier regard sur l’Ultra-trail du mont Blanc. L’UTMB, comme de nombreux ultra-trails, c’est un concentré de vie, 170 km de défi personnel, après de longues semaines d’entraînement, de sacrifice. Il faut être prêt. Fort. Même les meilleurs coureurs mondiaux, qui vaincront les 10 000 mètres de dénivelé positif en à peine plus de 20 heures, souffriront à un moment donné. Alors ne parlons pas des derniers qui franchiront la ligne après 46 heures d’effort pour aller chercher leur Graal. Cette course-là, même si elle est décriée par certains qui n’y voient que l’aspect mercantile, garde une saveur particulière. Pas uniquement pour son cadre, son décor fabuleux. Peut-être parce que, comme jadis Jacques Balmat montra la voie vers le sommet du Mont Blanc, l’UTMB a été l’un des premiers à démocratiser le format de trail en montagne sur de très longues distances. Presque un mythe disent déjà certains…
Vendredi, 18 h à Chamonix. L’attente, la libération…
A quelques minutes du départ, ce vendredi 28 août, loin de toutes ces considérations, je jette un dernier œil au plan de route établi selon les calculs savants de Marine, ma compagne-assistante qui jouera les ange-gardiens tout au long de la course. Je vise entre 30 et 35 heures, mais je pars avec des temps de passage censés me ramener à Chamonix 32 heures plus tard. C’est ambitieux, d’autant que j’ai dû lever le pied dans ma préparation en juin et juillet. Mais j’ai enchaîné les ultra-trails en début d’année (le HK 100 à Hong-Kong, puis la Transgrancanaria longue de 125 km) et je compte sur ce cumul de kilomètres et de dénivelé pour encaisser la distance de l’UTMB.
Surtout, mes performances sur ces deux premières épreuves me permettent d’être 62e du classement provisoire de l’Ultra-trail World Tour (UTWT) et j’espère bien retrouver le Top 50 de cette coupe du monde de l’ultra. Une bonne raison pour aller au bout, même si le corps flanche et que la tête a du mal à prendre le relais. Pourtant, avec Denis Clerc, le leader du Team Zinzin Reporter de retour dans le peloton avec sa traditionnelle GoPro après une première partie de saison blanche à cause de vilaines blessures, on évacue toute cette pression alors que l’heure fatidique approche. Décontraction et sourires devant la caméra rythment ces dernières minutes, d’autant que selon Météo France, le beau temps qui nous a accueillis à Chamonix devrait nous accompagner tout au long du week-end. Les conditions sont idéales. Alors jusqu’ici, tout va bien !
« 5, 4, 3, 2, 1… » C’est parti.
Avec la même émotion qu’en 2009, année de ma seule participation à ce sommet de l’ultra-trail. Avec les mêmes frissons. Comme l’impression d’être le premier alpiniste qui part à l’assaut du mont Blanc salué par la foule. Même si nous sommes plus de 2500. Il faut savourer l’instant, partir pas trop vite. Mais c’est encore trop vite selon Jacky Deconihout, le vétéran expert de l’UTMB qui a déjà bouclé la distance en moins de 30 heures -et remporté à trois reprises la catégorie V3- et que l’on retrouve à la sortie de Chamonix. Il n’a pas de dossard cette année mais n’a pas résisté au plaisir de parcourir les premiers kilomètres dans le peloton. « Laissez aller, vous allez tous les ramasser. Moi, à votre place, j’irais beaucoup moins vite », nous dit-il presque sur le ton de l’engueulade. Il a peut-être raison, le vieux sage qui m’avait poussé dans mes derniers retranchements aux Canaries en mars dernier. Mais les jambes démangent. Et dès les premiers chemins, pourtant sans forcer l’allure, je le perds de vue. Denis avec. Pas grave, avec son enthousiasme et sa fraîcheur, il reviendra certainement vite Zinzin.
Les premiers kilomètres se passent bien. Entre excitation et concentration, je me glisse enfin dans ma bulle. Serein. J’essaye de ne pas me mettre dans le rouge dès la première montée, même dans les gros pourcentages imposés par les pistes de ski. Première surprise, je double l’Espagnole Nuria Picas, l’une des meilleures ultra-traileuses au monde, arrêtée sur le côté, le nez dans ses bâtons. Ça a dû envoyer du gaz devant. Dans ce groupe aussi, cela dit. Passage au sommet après 900 de D+, descente tranquille sur Saint-Gervais (km 21)… où j’arrive pourtant avec vingt minutes d’avance sur mon prévisionnel dans une ambiance de folie (pas uniquement pour moi, bien sûr). Tout va bien. Autre bonne nouvelle, j’aperçois Denis qui entre au ravitaillement au moment où j’allais en sortir. Je l’attends, le temps de saluer tous nos supporteurs, et on repart ensemble, alors que la nuit tombe, heureux de se retrouver.
Vendredi, 20h30, entre Saint-Gervais et Les Contamines, 25e km. Ça va pas…
Hélas, c’est un tout petit bout de chemin que l’on fera ensemble. Mystère de l’ultra-trail, à ce moment précis, je n’arrive pas à suivre le rythme du petit groupe que l’on a accroché. Pourtant, entre Saint-Gervais et Les Contamines, ce n’est pas bien difficile, juste quelques coups de cul en sous-bois à passer. Mais rien à faire. « Vas-y Denis, j’ai un coup de moins bien ». « Allez, accroche, c’est toujours pareil au bout de trois heures de course ». « Justement, je dois gérer. Toi, tu as l’air d’avoir de super jambes. On se revoit à Cham’ », lui dis-je alors qu’il s’éloigne petit à petit. C’est vrai, j’ai toujours du mal avec ce cap de la troisième heure. Mais imaginez, un instant, tout ce qui peut passer dans la tête d’un coureur qui faiblit déjà, alors qu’il reste plus de 140 km de course. La peur de souffrir, de l’abandon, du ridicule… Tout ça à la fois.
La culpabilité aussi d’avoir entraîné famille et amis dans cette aventure pour trente misérables kilomètres. Peut-être que c’est Jacky qui avait raison, je suis parti trop vite. Alors je baisse la tête, je sors déjà les bâtons pour économiser de l’énergie en montée, je laisse passer des dizaines de coureurs qui foncent dans la nuit qui tombe et j’attends que l’orage passe. En arrivant aux Contamines, au 30e km, j’ai tout de même perdu 90 places depuis Saint-Gervais. Je pointe 402e…
Je suis tellement concentré sur ce que je dois manger et boire pour retrouver des forces que je ne vois même pas que Marine, qui s’affaire déjà à remplir mes flasques de produits isotoniques, a le genou en sang. Par peur de ne pas arriver à temps sous les barnums du ravitaillement et me laisser repartir des Contamines sans la dizaine de gels coups de fouet qui doit me permettre de passer la nuit, elle s’est pris les pieds dans un trou et s’est affalée sur le bitume. « C’est pas grave », me rassure-t-elle en grimaçant. L’assistance, c’est une autre épreuve, tout aussi éprouvante, rythmée par des transferts d’un point de contrôle à l’autre, de longues heures d’attente, la peur d’oublier quelque chose. Mais je n’ai guère le temps de m’inquiéter pour elle. Il est déjà 22 heures, je dois m’enfoncer dans la nuit (avec mes gels !). Prochaines retrouvailles dans 50 km environ… c’est-à-dire au petit matin.
La pause a visiblement fait du bien. Sur le chemin qui mène à Notre-Dame-de-la-Gorge, je parviens à accrocher un petit groupe. Mais là non plus, pas le temps de prier au moment de longer les quinze oratoires qui mènent à la chapelle au style baroque –magnifique, paraît-il. Je croise d’abord Dédé, le frère de Denis, qui m’annonce que ce diable de Zinzin semble être en grande forme. Puis, au pied du col de la Croix du Bonhomme, c’est l’effervescence. Son de boîte de nuit, torches qui jalonnent le chemin, des spectateurs qui ne cessent de crier ou d’agiter des cloches… L’ambiance est extraordinaire. Il faut bien ça avant d’affronter la première grosse difficulté du parcours : 10 km et 1200 m de D+.
Vendredi, 23h30, La Balme, 40e km. La remontée
Passés les premiers gros pourcentages, je parviens à trouver une bonne cadence. Preuve que j’ai passé l’orage, je cours même sur une portion de faux-plat montant, un peu avant d’accéder au ravitaillement de La Balme, posé au milieu de la montée. Surtout, je remonte des coureurs par dizaine. Sont-ce eux qui craquent après un départ trop rapide ou moi qui ait vraiment retrouvé un bon rythme ? Un peu des deux. En tout cas, quand je passe le point de contrôle, j’ai 25 minutes d’avance sur mon tableau de marche et j’ai regagné 60 places (39e km – 341e). Et j’aperçois Nuria Picas -qui m’avait redoublé avant Saint-Gervais-, sous la tente, enveloppée dans une couverture de survie. Pour la championne espagnole, la course va visiblement s’arrêter là.
Pas le temps de m’apitoyer sur son sort. Tout juste de profiter du spectacle offert par le défilé des frontales qui montent depuis la vallée de Montjoie. C’est magnifique. Et puis, je suis maintenant ragaillardi et monte à un bon rythme, seulement freiné par les énormes pierres qui forment des marches naturelles. Ce sont surtout les autres coureurs qui me ralentissent, l’étroit chemin ne permettant plus de doubler aussi facilement. Mais, lucide, je ne m’affole pas, profitant de ces moments pour récupérer, avant d’accélérer à nouveau. Même la fin de la montée, encore un kilomètre dans un chaos de pierres après le point de contrôle où je passe en 315e position, ne bloque pas ma remontée. Je m’accorde juste une petite pause, au sommet, pour répondre à un besoin pressant. Pisser au clair de lune, à 2500 mètres d’altitude, est un moment unique. « Il faut savoir profiter de l’instant présent », dis-je à un coureur qui m’imite, avant de plonger dans la descente que je redoute.
Dans mon souvenir, en 2009, cette portion qui mène aux Chapieux était longue. Technique. Chiante. Mais depuis, j’ai visiblement progressé dans l’exercice de la descente. Car très vite, je reviens sur un le groupe d’une dizaine de coureurs qui s’étire sur l’étroit chemin. Je double dès que je peux. Un à un. Et sans m’en rendre compte, je rejoins le quatrième point de ravitaillement où, entre les barrières qui amènent à la soupe, je croise Denis qui repart. « Tu as bien remonté, tu vas bientôt me rattraper. Moi, je commence à être moins bien ». Je le rassure, je vais prendre le temps de manger. Sauf que, première mésaventure, mon gobelet qui doit me servir à avaler ma dose de coca à chaque ravito, se brise en deux morceaux quand je le sors du sac. Heureusement, de bonnes âmes m’offrent un verre en plastique et j’avale la soupe aussi sec. Je suis bien, pas même fatigué alors qu’il est déjà 1h20 (soit près de 7h30 de course). Je ne reste que neuf minutes…
Deuxième mésaventure, alors que j’alterne marche et course sur la longue portion bitumée (mais en montée) qui suit Les Chapieux, ma frontale Petzl donne des signes de faiblesse. Il me faut changer de batterie et songer à une solution pour la prochaine nuit. Je prendrai celle de Marine car avec mes yeux de taupe, qui m’imposent de courir avec mes lunettes, j’ai besoin d’une bonne visibilité. En attendant, me voilà déjà dans le col de la Seigne où je file le train à un Français qui monte à un bon rythme. A deux, on ramasse un à un des coureurs qui payent les premiers efforts. Jusqu’à ce que je reconnaisse, au loin, une silhouette qui m’est familière.
« Denis ? » Pas de réponse. « Denis ? » Toujours rien alors que je m’approche de lui. Je dois m’y reprendre à deux fois, alors même que je suis à sa hauteur, pour qu’il tourne la tête. Engoncé dans sa veste coupe-vent alors que la température est clémente, il a mis les écouteurs et s’est réfugié dans sa musique. Pas bon signe. « Ça va pas », me dit-il, le visage très pâle. « J’ai vomi, j’ai dû m’arrêter ». Voilà Zinzin à nouveau confronté à ces problèmes gastriques qui lui ont empoisonné ses derniers ultras. Je ne trouve pas les mots pour le réconforter, l’encourager. « Tu veux que je reste un peu avec toi ? » « Non, tu as l’air bien. Vas-y… », me répond-il. Son rythme est très lent, mécanique. J’obéis et le laisse à ses souffrances. Je repense à la Diagonale des Fous, en 2013, où je l’avais retrouvé dans le col du Taïbit assis sur une pierre. Je l’avais laissé avec la certitude qu’il reviendrait un peu plus tard, dans l’éprouvant cirque de Mafate. Là, je doute de le retrouver, même si mon bichon, comme je l’appelle parfois, peut se révéler très surprenant, un vrai guerrier. Je culpabilise tout de même au moment de franchir le col de la Seigne en grande forme encore. Il est 3h20 et je suis 284e. Pour comparaison, lors de ma première expérience en 2009, j’étais passé au même endroit à 6h30 et en 1399e position. Il faut croire que j’ai progressé…
Samedi, 3h20, Col de la Seigne, 60e km. Et voilà l’Italie…
Nous voilà en Italie. A l’époque -et jusque l’an passé-, on plongeait directement sur le lac Combal. Pas cette année. Les organisateurs nous ont imposé, après deux petits kilomètres de descente, un détour par le col au nom étrange, les Pyramides calcaires. Sur le papier, c’est facile, tout juste 300 mètres de dénivelé positif. Mais en fait, c’est un amas géant de pierres. Le rythme se fait obligatoirement plus lent sur ces énormes marches instables. Et la descente n’est pas meilleure. Mais si j’ai l’impression de ne pas avancer, je ne suis pas seul. L’Espagnol que je laisse passer dans les premiers lacets ne me distance pas et me prie de reprendre la tête du petit groupe très vite. Je saute de cailloux en cailloux péniblement. J’ai toutefois l’impression de n’avoir pas trop laissé de jus au moment où je savoure (encore !) une soupe bien chaude au point de contrôle plus bas.
Le brouillard enveloppe le lac Combal et la vallée du glacier de Miage quand je repars. Impossible de profiter du paysage alors je fonce sur Courmayeur et la première base-vie. Le rythme est moyen dans l’Arête du Mont Favre (500 mètres de D+) mais je cours à nouveau à bon allure dans la descente, au moment où le jour se lève. J’ai toujours 25 minutes d’avance sur mon tableau de marche, je ne cesse de doubler des coureurs (43 places de gagnées en 8 km), les cimes du Mont Blanc éclairées par le soleil naissant sont tout simplement magnifiques… Tout va bien. Enfin presque.
Car à trop vouloir accélérer, doubler, je laisse beaucoup trop d’énergie. Je sens que j’ai puisé dans mes forces au moment où je retrouve Marine et Dédé -qui attend Denis- dans la grande salle de ravitaillement où certains coureurs ne sont déjà que l’ombre d’eux-mêmes. Courmayeur, Courmayeur, 26 minutes d’arrêt.
Au menu, après avoir changé de maillot et de buff (mais pas de chaussures comme prévu, je suis trop bien dans mes Saucony Xodus 6.0 achetées trois semaines plus tôt), c’est soupe aux vermicelles, encore et toujours, Pom’Potes, quartiers d’orange avalées par paquet de quatre et coca. Pas gastronomique tout ça, mais en ultra, il faut être pragmatique et manger ce qui passe le mieux. Pendant que Marine s’affaire à faire le plein de mon sac, en boissons et en gels, Dédé me donne le bulletin de santé de Denis. « Il n’est vraiment pas bien. Il s’est arrêté dormir deux heures ». Il est loin. On fait le point aussi sur mon état de forme. « Jusque-là, ça allait très bien. Mais là… ». Je souffle, j’ai les yeux dans le vague. Peut-être est-ce aussi la fatigue qui commence à se faire sentir après 13 heures de course. Et il reste plus de 90 km. Même pas la mi-course… Cela dit, pour plusieurs dizaines de mecs, la course s’est déjà arrêtée là. J’ai gagné vingt places dans les stands.
Samedi, 7h15, Courmayeur, 80e km. Petit coup de fatigue
7h15, déjà l’heure de repartir. Et comme je le crains, la montée vers le refuge Bertone, 900 m de D+ en 4,9km est un calvaire. Je bute sur chaque grosse marche, je n’arrive pas à retrouver le rythme de la nuit. Quelques coureurs me doublent, le visage marqué par l’effort aussi, mais ils sont plus rapides que moi. Je m’arrête. Repars. M’arrête à nouveau. Relance péniblement. Le GPS m’indique que je fais une pause à chaque fois que je franchis 100 mètres de dénivelé. C’est nul ! Un rythme de randonneur. D’ailleurs, je parviens tout juste à distancer un groupe de quinquagénaire qui discute gaiement tout en montant. Mais j’embarque avec moi le plus bavard du groupe qui disserte sur le bienfait de la sophrologie, me raconte ses expériences d’alpiniste. Il me saoule, j’avoue, mais je n’arrive pas à le larguer. Et puis, grâce à lui, j’oublie cette idée débile de faire demi-tour et de rentrer à Courmayeur, je chasse les idées noires. Après tout, même si une une vingtaine de mecs m’ont passé, ce ne sont pas non plus des pelotons entiers qui m’ont redoublé. Autre bonne nouvelle, je passe cette difficile montée avant les grosses chaleurs. Finalement, il a raison, mon compagnon du moment, la sophrologie a du bon…
Je lui rends donc tout de même grâce quand il me laisse, à quelques encablures du refuge Bertone. Là, alors que je m’étais allongé trois minutes sur un banc chauffé par le soleil histoire de récupérer -comme si ça suffisait (sic)-, je retrouve Jacky Achard, dont nous avions fait la connaissance, avec Denis, lors de l’Ultra-trail des Dolomites l’an passé. Un mec ultra… sympa, un alpiniste qui court vite. Je suis même surpris d’avoir fait la course devant lui jusque-là. « J’ai la chiasse depuis plusieurs heures », m’explique-t-il sans détour, après m’avoir présenté Jean-Marc Delorme, qu’il avait rencontré sur la Diagonale des Fous et qui partage un bout de chemin avec lui depuis quelques heures. On discute deux-trois minutes, puis je repars un peu avant eux, persuadé qu’ils vont vite revenir sur moi dans la longue vallée d’Arnuva, 12 km en balcons faits de faux plats montants et descendants dans un décor de rêve… dont il faut toujours se méfier. On peut y laisser, ici aussi, beaucoup d’énergie à trop vouloir courir pour rattraper le temps perdu.
Quelque peu ragaillardi par les rayons du soleil, je repars tranquillement, profitant du paysage, du moment. Sans me stresser. Je cours entre 10 et 12 km/h dès que possible, je marche quand ça monte. La méthode est la bonne. Sans m’en rendre compte, là où j’avais coincé deux ans plus tôt sur la CCC (après… trois heures de course), je me retrouve au pied du refuge Bonatti, surpris de n’avoir vu Jacky et son pote revenir sur mes talons. Un coup d’œil derrière, ils sont quelques lacets plus bas. On va pouvoir partager à nouveau une bonne soupe ensemble, en terrasse avec vue sur les montagnes, après avoir plongé la tête sous le filet d’eau qui alimente l’abreuvoir des bêtes. C’est qu’il commence à faire chaud et l’on se dit que ça va être l’enfer dans la montée du grand col Ferret.
Il faut d’abord passer par Arnuva et son ravitaillement où l’on échange quelques conseils de grand-mères entre coureurs. J’adopte la méthode citron-eau gazeuse, sans oublier la bonne soupe aux vermicelles italienne (enfin, c’est visiblement la même recette qu’ailleurs), quelques quartiers d’orange et un gel coup de fouet, avant d’affronter les gros pourcentages du grand col Ferret. Il vaut mieux perdre quelques minutes et prendre des forces avant ce col où ils sont nombreux à fracasser leur rêve de finisher chaque année.
Samedi, 11 h, Arnuva, 96e km. Dans le tempo
Pour moi, ça passera sans problème. Dès les premiers hectomètres de cette montée de 4,4 km (et 750 m de D+) peu technique mais exigeante avec cette succession de bouts droits très pentus, je trouve un rythme régulier mais visiblement rapide, au point que Jacky et Jean-Marc me laissent partir définitivement. Ce n’est certainement pas le tempo imprimé par le futur vainqueur Xavier Thévenard six heures plus tôt, évidemment, mais en montant en un peu moins d’une heure, je reste dans le tableau de marche que je m’étais fixé. Avant de faire la bascule vers la Suisse, au 100e km, j’ai 22 minutes d’avance sur le plan pour 32 heures. Cela mérite une pause, au sommet, assis sur la pierre qui marque la frontière, pour admirer ce paysage qu’il est difficile de décrire, tant il est somptueux. Je m’occupe tout juste du photographe italien qui me mitraille sous tous les angles pendant que je me restaure à nouveau.
Car maintenant, c’est la longue descente de 10 km vers La Fouly où je dois retrouver Marine et mes parents. Certains adorent cette portion qui permet d’envoyer à nouveau un peu de gaz, d’autres la détestent pour ces quelques passages plein de gros cailloux et les coups de cul posés au milieu comme autant de pièges pour les coureurs fatigués. En fait, ici, il faut être encore en forme et c’est mon cas, malgré les 18h30 de course. Je passe la seconde, puis la troisième (et je m’arrête là pour ne pas faire chauffer le moteur) ce qui me permet de grignoter quelques places. Un rapide arrêt dans un refuge sous un robinet d’eau fraîche et ça repart sur ces petits monotraces très ludiques. Je reviens même sur une fille qui m’avait fait forte impression dans la nuit et la dépose. Seul le dernier kilomètre en faux-plat montant est pénible, mais je profite des huit supporteurs très bruyants de l’Espagnol qui arrive avec moi à La Fouly pour penser à autre chose que cet acide lactique qui cherche à s’emparer de mes cuisses.
Comme très souvent au bout d’une longue descente, le fait de m’asseoir au ravitaillement me coupe un peu les pattes. D’autant que si Marine a pu rentrer dans l’espace coureurs pour faire des photos, elle n’a pas le droit, ici, de m’aider. Je dois donc me débrouiller pour remplir les flasques, chercher la soupe et les oranges (mon corps devient de plus en plus restrictif). Et puis, elle m’annonce une mauvaise nouvelle, Denis a préféré s’arrêter à Courmayeur, renonçant à souffrir si longtemps à six semaines de la Diagonale des Fous. Je suis triste pour lui, car c’est la troisième fois qu’il ne franchit pas la ligne après la CCC en 2013 et l’UTMB en 2014. Je vais devoir finir aussi pour lui… et pour faire des images pour son récit à l’intérieur de la course, ces reportages qui ont fait sa renommée dans le monde de l’ultra.
En attendant de prendre la GoPro, c’est Marine qui tourne quelques plans le long de la rivière, sur le chemin vallonné mais caillouteux qui mène à Praz-de-Fort. Sa présence (autorisée) sur ces quelques kilomètres permet de faire un rapide bilan sur ces deux tiers de course. Même si je ressens un petit coup de fatigue, je lui fais part de ma satisfaction car j’arrive encore à relancer dès que le terrain le permet et je ne ressens aucune douleur musculaire. Surtout, je n’oublie pas que six ans plus tôt, pour ma première participation, j’avais failli abandonner au même endroit alors que la nuit tombait. Là, il est tout juste 14 heures et les sensations sont bonnes.
Je le vérifie dans la montée suivante, 4 km en forêt pour arriver à Champeix où nous attend un gros ravitaillement. Après une discussion surréaliste sur mon bronzage (c’est-à-dire les épaules et les bras cramoisis par le soleil) avec un Hongrois, dans un Anglais improbable, je retrouve une vitesse d’ascension similaire à celle de la nuit dans les cols de la Croix du Bonhomme et de la Seigne. Pas d’hallucination comme en 2009, mais une douce euphorie qui me pousse à plaisanter avec les bénévoles postés au milieu de la montée pour un pointage surprise ou d’autres coureurs. En arrivant à Champeix, sous les ovations de la foule et dans une douce euphorie, nous dissertons avec un Allemand sur les bienfaits de la bière après 125 km.
Samedi, 16h30, Champeix, 125e km. Gérer…
Pas de bière pour moi sous les barnums suisses, mais la sempiternelle soupe aux vermicelles qui permet de se nourrir plus facilement de sucres lents, malgré les presque 30° qui accompagnent notre progression, qu’un gros plat de pâtes arrosées de sauce que l’estomac peut maintenant avoir du mal à digérer. Tout en s’affairant à remplir mon sac de victuailles (gels et barres céréales) et de boissons (Overstim.s à la menthe dans une flasque, Coca coupé à l’eau dans l’autre), Marine me fait part de tous les messages d’encouragement qui viennent de la famille ou des amis qui suivent la course par le biais du site LiveTrail. Mes parents, postés à la sortie du ravitaillement, me relayent aussi les mots de mon frère qui ne bouge pas de son ordinateur. C’est au moins autant d’énergie pour la suite que cette fameuse soupe aux vermicelles.
Après quinze minutes de pause, il est temps de repartir vers la prochaine étape. A la sortie de Champeix, qui me rappelle que mon système digestif s’était réveillé sans prévenir ici-même six ans plus tôt (mais heureusement dans la nuit noire) alors qu’il me laissera en paix sur l’intégralité du parcours cette année (les mystères du corps humain), j’accroche un petit groupe de trois coureurs sur le long chemin qui nous mène au pied de l’infernale montée de Bovine. Parmi eux, Jean-Marc Perret qui avait déjà partagé un petit bout de route avec moi après La Fouly. Il a 62 ans et mène la course dans la catégorie des Vétérans 3 depuis plusieurs heures. Il me dit son inquiétude de voir revenir sur ses talons, un Italien qui navigue à une heure environ. Cela peut paraître beaucoup, mais en ultra-trail, en cas de défaillance, c’est rien. Surtout, Jean-Marc m’explique qu’il veut monter sur la plus haute marche du podium, en hommage à son amie, vainqueur de la CCC dans sa catégorie l’an passé et qui est décédée depuis. Son récit me touche. Il montre aussi que les motivations sont multiples sur une ligne de départ. Pour le booster, puisqu’il montre quelques signes de fatigue, je parle à Jean-Marc de mon ami Jacky Deconihout, auquel il devrait succéder au palmarès dans cette catégorie des plus de 60 ans. De vrais guerriers ces types…
Tout en discutant, nous arrivons au col de Bovine, l’endroit que je redoute le plus sur cette épreuve. La montée n’est pas longue, 4 km et 600 mètres de D+, mais ce n’est qu’une succession de grosses marches à franchir, parfois même à l’aide des mains, au milieu d’une forêt dense, après une première partie où les gros pourcentages ont déjà imposé un effort violent. Avec 130 km dans les jambes, cela peut vite devenir un enfer, filer des crampes dans tous les muscles du corps. Je laisse mon nouvel ami Jean-Marc pour me concentrer sur mon effort. Dans ce genre de montée, il ne faut surtout pas se mettre en sous ou en sur-régime. C’est là qu’il faut bien se connaître pour mieux apprécier l’intensité à donner à son pas. L’avantage, par rapport aux années précédentes où je suis passé ici (UTMB 2009, CCC 2013), c’est que je franchis ce col de jour. Surtout, je suis bien mieux préparé cette année et même si je râle à chaque obstacle, que je souffle toutes les trente secondes, j’ai la sensation de monter à un bon rythme. Le chronomètre confirmera cette impression, puisque depuis Champeix à la Giète, je mettrai exactement le même temps qu’en 2013 (avec 60 km de plus au compteur) alors que le point de contrôle a été placé 2 km plus loin, après le sommet.
Le début de la descente, dans laquelle j’entraîne un coureur tchèque après avoir partagé avec lui deux minutes de pause au sommet et une vue sur un paysage suisse toujours aussi extraordinaire (même si lui pensait voir le mont Blanc), est pourtant technique. Dans ces cailloux qui parsèment le chemin, j’ai comme l’impression de descendre à la même vitesse que j’ai monté Bovine. Je bute sur ces pierres, avec l’impression de descendre comme un débutant. Le début de la fatigue ? Peut-être. Mais à 35 km de l’arrivée, avec deux cols à franchir avec la nuit qui s’apprête à tomber, cela promettrait alors une fin de course difficile.
Heureusement, un ultra-trail est fait de hauts et de bas… et pas que sur le profil. Alors que le petit groupe que j’essaye de suivre péniblement arrive au refuge de la Giète, les bénévoles font le décompte du classement. « 197, 198, 199, 200… et 201 ! » Or, le 201e, c’est moi et il n’en faut pas plus pour me relancer. Sur ce chemin qui se fait plus roulant, je dépasse tout de suite le coureur qui me précède. Pour la première fois depuis le départ, je connais ma position et cela marque mon entrée dans le Top 200. A partir de maintenant, et jusqu’à Chamonix, ce sera mon obsession : rester au moins dans les 200 premiers et finir sous les 32 heures, puisque j’ai encore quinze minutes d’avance sur mon prévisionnel. Dans la descente qui amène à Trient, que j’ai toujours trouvé longue et exigeante par le passé, je vole (à 12-13 km/h mais c’est énorme après 135 km) et ne cesse de gagner des places. Si bien que je pointe 183e au ravitaillement où m’attendent Marine, mes parents et Denis, revenu sur le parcours malgré sa déception de la nuit précédente. « Tu es énorme, tu fais une course de guerrier », me dit-il, pendant que je m’installe à la table où mon repas, tel le festin du roi, est déjà prêt.
Samedi, 19h30, Trient, 141e km. Objectif 32 heures…
Tandis que j’avale ma soupe, tout en lorgnant sur le yaourt à boire que délaisse le Réunionnais installé en face de moi -mais qu’il ne me donnera pas à mon grand regret, c’était à la fraise, mon parfum préféré-, Denis m’abreuve de conseils, m’encourageant à garder le même rythme dans la montée suivante, ce que Marine tempère un peu pour me préserver. En fait, ils ont tous deux raison. A ce stade de la course, il faut gérer son effort pour ne pas exploser, mais il est essentiel de maintenir la pression aussi pour rentrer dans l’objectif.
Et c’est exactement ce que je fais dans cette montée de Catogne, que j’affectionne particulièrement, malgré les 800 mètres de dénivelé positif concentrés sur 4 km (et les 26 heures de course). La pente est régulière et permet de se caler sur un rythme constant, à condition de ne pas se mettre dans le rouge. A mi-ascension, j’embarque avec moi deux coureurs que je rattrape, dont le Réunionnais au yaourt aux fraises. Les deux me laissent faire le tempo et avec la nuit qui tombe, c’est dans un silence seulement troublé par nos respirations, le bruit de nos bâtons qui frappent le sol ou des cloches qui résonnent au loin, que nous franchissons cette avant-dernière difficulté du parcours. Et même si je commence à avoir quelques hallucinations avec la nuit qui tombe, des troncs d’arbre que je prends pour des spectateurs, tout va bien ! Pour preuve, je ne mettrai que douze minutes de plus que le vainqueur, Xavier Thévenard, pour arriver au point de contrôle de Catogne depuis Trient. Retour en France après 145 km et 27 heures de course tout pile !
Reste à filer vers Vallorcine, par une descente qui peut s’avérer piégeuse de nuit à cause de racines et de grosses pierres. D’ailleurs, dans le petit groupe de six coureurs que nous formons maintenant, personne ne veut prendre la tête et tous me laissent devant, certainement parce que ma frontale éclaire presque comme en plein jour. Enervé, je profite d’une portion plus roulante pour laisser tout le monde sur place. Mais le scénario se reproduit un peu plus loin dans la partie la plus technique avec les coureurs que j’ai encore rattrapé. « Tu peux passer devant ? » « Non ! », me rétorque l’un d’eux sans plus d’explication. Je m’énerve, râle, laisse du jus pendant un gros quart d’heure pour éviter toutes les pierres qui jonchent le chemin très pentu, quand eux sont calés peinards dans ma foulée. Je me gare sur le côté lorsque les lumières de Vallorcine apparaissent pour les obliger à passer devant et me jure de finir devant ces mecs.
Enfin pour cela, il faut reprendre des forces. Alors sous la tente surchauffée, où je vois des visages hagards lorsque je rentre, devinez quel sera le menu ? Soupe aux vermicelles et oranges, bien sûr. Le tout arrosé d’un tout petit verre de Red Bull, cuvée 2015, pour l’effet Placebo. Il est presque 22 h, je sens tout de même que la fatigue commence à venir. Jacky Denihout, que je suis heureux de retrouver, me délivre à son tour quelques précieux encouragements, de même que Denis qui immortalise la séquence. Marine est toujours aux petits soins. Avec une telle équipe autour de moi, je ne peux que foncer sur Chamonix qu’il me faut atteindre avant 2 heures du matin pour passer sous les 32 heures, soit un peu moins de 4 heures pour avaler les 19 km et 970 mètres de D+ manquants. « Tu vas y arriver, tu fais une grosse course », me glisse Jacky quand je repars au bout de quinze minutes de pause. Si lui, le meilleur V3 de la planète ultra-trail le dit…
Mais, comme une preuve que tous les détails comptent dans cette discipline, une nouvelle contrariété vient se mettre en travers de mon chemin. A peine sorti de Vallorcine, ma lampe frontale donne des signes de faiblesse. Dans l’obscurité, je ne trouve pas la batterie de secours perdu dans mon entrelacs de matériel et vêtements chauds, alors je décide de monter avec cette faible luminosité jusqu’au col des Montets où je dois retrouver Marine, Jacky et son épouse Bernadette. Cela m’empêche de courir sur les parties roulantes, mais au moins, je garde du jus pour la dernière grosse ascension vers La Tête aux Vents. Une fois la lumière retrouvée, Jacky m’assure d’ailleurs que je suis monté à un très bon rythme jusque-là. Là-encore, si lui le dit…
Samedi, 22h45, col des Montets, 153e km. Derniers efforts…
Je ne reste que quelques secondes avec eux, car le plus dur reste à faire. Face à moi se dresse un mur de 3 km et 600 mètres de dénivelé, une montée composée, selon Denis, de « 74 virages » tracés par Dame Nature dans de gros blocs de pierre. Quelques frontales virevoltent péniblement au-dessus de moi, ce qui traduit la difficulté de l’ascension. J’attaque tout de même le premier virage avec une grosse détermination et cet objectif des 32 heures toujours ancré dans ma tête comme une idée fixe. Si j’arrête vite de compter les virages, même si je cherche les deux portions de replats que Denis m’avait promis « aux 34e et 54e virages », je parviens à maintenir une vitesse de 3 à 4 km/h. C’est environ 1 km/h moins rapide que Xavier Thevenard qui est passé là 10 heures plus tôt, mais après 150 km de course, cela reste un bon rythme.
D’ailleurs, pas un coureur ne me rattrape et, au contraire, je grignote encore une paire de places. Ce qui me laisse même à penser que je peux m’approcher du Top 150 comme l’avait fait Denis en 2008, année où j’étais venu pour l’assister sur les ravitaillements… Ce qui m’avait donné envie de courir cet UTMB, un Everest à l’époque pour le marathonien bouffeur de bitume que j’étais depuis deux ans.
Pourquoi, d’ailleurs, courir 170 km en montagne, s’imposer des efforts pendant des heures et des heures, autant de souffrance ? La question revient souvent. Je cherche des réponses alors que j’arrive à ce qui ressemble au sommet de cette dernière difficulté du parcours. Avant tout, un défi personnel, physique et mental, l’envie de repousser ses limites au maximum. Mais aussi ces paysages extraordinaires que l’on traverse, par exemple ce massif du Mont Blanc seulement éclairé par la pleine lune au moment où j’aborde les balcons au-dessus de Chamonix qui doivent m’amener à l’avant-dernier point de contrôle. Il y a encore le partage, avec les proches, les amis qui suivent la course à distance. Les rencontres avec les autres coureurs, pour quelques kilomètres ou pour la vie. Et puis, au fil des années, l’ultra-trail est devenu ma discipline, comme d’autres pratiquent le tennis, le football, le tir à l’arc. C’est une passion, une hygiène de vie, un plaisir… Comme celui que je m’apprête à vivre en passant la ligne d’arrivée dans un peu moins de deux heures. Enfin je l’espère.
Il faut d’abord que je bricole un nouveau système d’éclairage, ma frontale donnant à nouveau des signes de faiblesse. Me voilà avec deux lampes sur le front pour aborder les deux dernières portions très techniques. « La Flégère, c’est dans 3 km », me dit le bénévole installé au cœur de la nuit sur le poste de Tête aux Vents qui porte bien son nom. Balayé par Eole, l’endroit est glacial. Ces gens-là ont autant de courage que nous… Ce qui ne m’empêche pas de le maudire un peu plus loin, tant j’ai l’impression que ses 3 km durent une éternité. Je savais que cette portion était difficile, je ne me rappelais plus que c’était à ce point. Une descente tout en cailloux où il est impossible de courir dans la nuit sans risquer la chute. En fait, il y a bien 3 km pour arriver au dernier point de contrôle, mais j’avance à une vitesse moyenne inférieure à 5 km/h, c’est dire, et commence à m’affoler en regardant l’heure qui passe sur ma montre GPS qui, elle aussi, donne des signes de fatigue. Impossible d’échouer maintenant…
Je relativise en me disant que 32h10 serait déjà une belle performance… Puis me redonne un coup de fouet en me jurant de rentrer avant 2 heures du matin. Au moment où, enfin, je pénètre sous la tente de La Flégère où j’ai avalé un dernier verre de Coca et un gel, il est exactement 1 heure. Au moins, le calcul est simple, il me reste tout juste une heure pour parcourir les 7,8 derniers kilomètres et descendre 800 mètres de dénivelé négatif. Facile ? Oui sur le papier. Car lors de la CCC, en 2013, j’avais mis 1h32, butant sur les racines et les pierres qui jalonnent le chemin. Je suis toujours dans les temps dicté par mon tableau de marche, mais l’horloge suisse qui m’avait guidé jusque-là pourrait se dérégler dans ces derniers kilomètres.
Car la descente commence sur le même rythme qu’il y a deux ans. Faiblement éclairé, je crains la chute fatale si près du but. Quand tout à coup, survient la lumière. Elle est chinoise et porte le dossard 1986. Wai Kin Chau, c’est le nom de ce coureur venu de l’autre bout du monde, fonce à travers la nuit, dans la forêt, évitant les pièges avec une agilité remarquable. Sans réfléchir une seule seconde, je lui emboîte le pas et descend derrière lui avec une confiance aveugle. S’il tombe, je tombe avec lui. Mais il enchaîne les virages, rattrape des coureurs incapables de nous suivre. Parmi eux, ceux qui m’avaient laissé mener dans la descente vers Vallorcine. Ils seront bien derrière moi à Chamonix et je dois avouer que je m’en réjoui. La ligne d’arrivée se rapproche d’ailleurs, mais un rapide coup d’œil sur ma montre me rappelle que ce sera serré. Alors quand Wai Kin Chau glisse une fois, puis deux, alors que le terrain se fait moins dangereux, je passe devant et l’invite à me suivre à son tour. Mais il semble avoir laissé trop d’énergie sur le dernier quart d’heure et me laisse filer. Je l’aurais bien attendu, mais l’heure tourne toujours. Il est maintenant 1h35 et je passe tout juste le restaurant posé au milieu de la descente qui indique, à ceux qui connaissent, que Cham’ est à portée de foulées.
Dimanche, 1h53, Chamonix, 169e km. La délivrance !
Presque 32 heures de course mais l’euphorie me gagne. Je suis d’autant plus survolté que je rattrape à nouveau d’autres coureurs. Impression de puissance, de voler. Les lumières de la ville, au loin, indiquent que la délivrance approche. Les premiers spectateurs croisés dans la forêt indiquent aussi que la ligne d’arrivée n’est plus trop loin… Et cette fois, ce n’est pas une hallucination. Et même si un début de point de côté m’empêche de rattraper celui qui fonce devant moi -et se retourne régulièrement-, je commence à savourer l’instant. Il est maintenant 1h45… Et Chamonix est là !
Marine aussi, qui m’attend au premier carrefour. Elle va m’accompagner sur le dernier kilomètre. Au sprint. « Ça va passer », me dit-elle, visiblement émue. Etrangement, alors que j’avais failli pleurer à chaudes larmes lors de la Diagonale des fous en 2013, voire sur la Transgrancanaria cette année, je suis tellement fixé sur mon objectif que l’émotion est totalement différente sur cet UTMB. Je suis porté par une euphorie, des endorphines qui me laisseraient presque l’impression que je pourrais battre Usain Bolt sur les 100 derniers mètres.
Avant le sprint final, il faut d’abord longer l’Arve, puis traverser les rues de Chamonix. Marine, que je remercie dix fois, m’indique que mes parents sont sur la ligne d’arrivée, de même que Jacky et quelques copains. A 2 heures du matin ! Le premier que je vois est Bertrand Balez, mon pote de Nîmes qui a bouclé la CCC la nuit précédente en 19h02, une grosse perf’ pour sa première participation. « Y’a rien là ? », je lui lance en lui tapant dans la main. Avec son fils Lukas, il m’escorte aussi sur quelques hectomètres, avant de s’effacer dans la dernière ligne droite. La montre indique 1h52, je peux prendre le temps de savourer. Je zigzague, bâtons en mains, avant de sauter sur la ligne d’arrivée. 1h53. C’est-à-dire 31h53’02’’ de course. Contrat rempli ! L’écran géant indique que je suis le 157e coureur à être revenu à Chamonix, 10h43 après le vainqueur, Xavier Thevenard, l’un des meilleurs mondiaux. Pour moi, c’est juste énorme. En 2009, j’étais 1004e en plus de 43 heures.
Je suis tellement dans mon monde, que c’est en Anglais que je remercie Dawa Sherpa qui me félicite sur la ligne d’arrivée. Je passe de longues minutes sur cette ligne d’arrivée avant d’aller chercher la veste polaire, le trophée promis à tous les finishers de l’UTMB. Je savoure l’instant, pense à Denis qui aurait dû m’accompagner jusque-là, remercie encore Marine et mes parents qui m’ont accompagné dans cette aventure et qui sont pour beaucoup dans ce résultat. Il est 2h30 et l’on s’installe en terrasse pour trinquer à ma course avec cette bière à laquelle je pensais depuis plusieurs heures. Moment presque surréaliste. Mais la fête ne durera pas bien longtemps. Quelques minutes plus tard, mon corps me signale qu’il est temps d’aller prendre un peu de repos. C’est en claudiquant que je tourne le dos à la ligne d’arrivée pour regagner ma chambre d’hôtel. L’aventure est passée.
Désormais 32e au classement de l’UTWT, je vais rester sur mon petit nuage pendant quelques jours, avant de vite redescendre sur terre et me tourner vers un nouvel objectif, la Diagonale des fous à La Réunion. Une course fait toujours place à une autre. C’est aussi ça l’ultra-trail. »
Photos : Pascal Tournaire, Franck Oddoux