Vendredi 6 mars, 22h45, sur le charmant petit port d’Agaete, au nord de Grancanaria, la plus grande des îles des Canaries. Enfin, charmant, il paraît. Car le peloton de 700 coureurs massés derrière la ligne de départ de la Transgrancanaria, la troisième manche de l’Ultra-trail Word Tour (UTWT) 2015, n’est pas là pour faire du tourisme.
Au programme des réjouissances, 125 km et 8500 mètres de dénivelé positif jusqu’à Maspalomas. Et de l’avis-même de l’Héraultais Antoine Guillon, 5e l’an dernier, « le parcours le plus difficile, sur le plan technique, après la Diagonale des fous ». C’est dire le mélange d’appréhension et d’excitation qui règne sur cette jetée où la fraîcheur de la nuit commence à tomber. C’est d’autant plus vrai pour moi – l’appréhension – que la saison, débutée en août par une préparation marathon (pour Montpellier, 2h56) et passée ensuite par les Templiers, la Saintélyon, le Hong Kong 100 ou le Gruissan Phoebus Trail, commence à tirer en longueur. Je ne suis pas sûr de profiter de la même fraîcheur physique qui m’avait permis de boucler la première manche de l’UTWT, à Hong Kong, à la 60e place. Et puis, mon acolyte Denis Clerc, le pilier du team Zinzin Reporter, a dû m’abandonner pour de petits pépins physiques. Il a eu raison de se préserver pour la suite de la saison, mais sans lui, je l’avoue, ce n’est pas pareil …
Par chance, j’ai retrouvé sur cette ligne de départ l’Alsacien Didier Stein, avec lequel j’avais partagé les vingt derniers kilomètres à Hong Kong, pour un efficace duo que nous avions improvisé grâce aux circonstances de course. À côté également, placé tout juste derrière les élites, un Héraultais, Jacky Deconihout, dont j’ai fait la connaissance la veille en allant chercher le dossard. Le bonhomme est impressionnant. A 63 ans, il règne sur la catégorie des Vétérans 3, avec huit victoires en huit ultras et pas des moindres : UTMB, Diagonale… Surtout, il finit toujours dans le Top 100, au scratch, grâce à une gestion de course quasi-scientifique. « Tu devrais rester avec lui pour être sûr de finir fort », m’a conseillé Denis, qui a testé le parcours pour nous à ses dépens l’an dernier. Il avait explosé à 30 km de l’arrivée, justement au moment où le terrain permet d’accélérer en plongeant vers l’océan.
Départ ultra… rapide
Sauf que le plateau de champions qui nous précédent sur les premiers rangs promet tout sauf un départ prudent. Iker Karrera, Sondre Amdahl, Gediminas Grinius, le très célèbre Anton Kupricka, les Français Antoine Guillon, Cyril Cointre ou Christophe Le Saux… Tous sont là pour marquer les esprits pour ce premier grand rendez-vous de la saison sur le sol européen. La guerre est annoncée aussi chez les filles où l’Américaine Nikki Kimball, légende de l’ultra au féminin, est venue défier Nuria Picas, vainqueur l’an passé, sur ses terres. Tout ce petit monde est chaud bouillant… Et cela se ressent sur la ligne où les batucadas font monter l’ambiance crescendo.
Et c’est effectivement au sprint, dans une ambiance incroyable, que s’élance la course à 23 h pétantes. Je filme les premiers hectomètres pour pallier l’absence de Denis et range vite la GoPro dès que l’on passe les dernières lumières de la ville. Je cherche Marine, venue spécialement pour assurer mon assistance, mais dans la foule et à cette vitesse, impossible de l’apercevoir. En revanche, je ne peux que voir tous les coureurs qui me doublent, à un rythme impressionnant. Didier s’éloigne aussi. Après 800 mètres, je finis tout de même par me stabiliser dans le peloton, autour de la 100e place. On tourne à droite, direct dans les premières pentes. Le profil effrayerait plus d’un bitumeux… Les Gentils Organisateurs nous ont prévu une entrée en matière de 9 km de montée jusqu’à 1600 mètres d’altitude.
Malgré tout, devant, derrière, ça court encore. Et pas doucement. Obligé de suivre, surtout que l’on rentre sur des monotraces dès le 3e km. Sûr, il va y avoir de la casse. Par prudence, je sors déjà les bâtons du sac, alors que je pensais m’en passer dans cette première difficulté. Je laisse passer un petit groupe pour m’accrocher au suivant. Tant pis, si je ne suis pas la meute pour l’instant dans cette montée, dont les virages me font penser à celle de Tête au vent, la dernière difficulté de l’UTMB. Sauf que là, 600 mètres plus bas, c’est l’océan.
Je parviens finalement à me caler sur un rythme régulier, pas trop rapide… Mais qui laisse tout de même un long serpent de frontales derrière. Je ne suis donc pas trop mal malgré la sensation de subir ces premiers kilomètres. Et après un dernier coup de cul dans la forêt, suivi d’un long faux-plat montant, arrive le premier ravitaillement. Un oeil sur le tableau de marche calculé par Marine sur la base de 22 heures : j’ai dix minutes d’avance. Un coca, trois oranges, une pause-pipi, et ça repart.
Quand ça veut pas…
Cette première descente semble très roulante, alors hop, l’accélérateur est enclenché. Un, deux, trois coureurs… Je commence à remonter – au classement. Pas pour longtemps. L’embranchement à gauche nous mène sur un monotrace super technique, à flanc de falaise, avec de grosses pierres qui roulent sous le pied. Je suis pourtant équipé de Cascadia 10 toutes neuves (22 km au compteur) et d’une frontale qui me permet d’y voir plus que correctement. Mais je glisse, dérape, butte sur les pierres. Et je m’énerve. Je perds en concentration, j’ai chaud avec ce coupe-vent que j’avais conservé par prudence ou par peur des températures de montagne. Je manque de tomber et suit aveuglement un coureur qui file tout droit, alors que le chemin part à gauche. Ça ne va pas. Je décide de faire une pause le temps de me dévêtir et d’avaler un gel. Mais quand je repars, ce n’est guère mieux. Ce qui me fait dire, lorsque j’arrive au second ravitaillement dans une petite ferme perdue au fond d’une vallée, que la journée s’annonce longue. Difficile. Que je n’ai vraiment pas la forme qui m’avait permis d’avaler les 100 bornes de la première manche de l’UTWT. « Hey, come on guy », me lance un Espagnol alors que je filme quelques scènes… plus un prétexte pour récupérer je dois l’avouer.
Mais il faut bien repartir, et nous voilà dans la deuxième montée qui doit avoisiner 8 km et 800 m de D+ selon le profil. Soit une heure environ de montée. Et ce n’est pas mieux. Le rythme est lent sur ce chemin pourtant pas technique mais bien pentu. Aucun bruit ne se fait d’ailleurs entendre de la longue cohorte de coureurs, qui s’escrime sous la pleine lune. Même les Espagnols, habituellement rigolards, ont le nez sur leurs chaussures ou dans les bâtons. Je m’arrête deux fois pour reprendre mon souffle. Je repars doucement. Je perds encore quelques places mais est-ce un drame ? Il reste au moins 100 km avant de pouvoir prétendre au statut de finisher et je n’oublie pas que mon objectif, c’est bien de marquer des points supplémentaires au classement de cette coupe du monde. C’est d’autant plus important ici, que la difficulté de la course la classe dans les Séries, les cinq manches au coefficient plus élevé. L’ultra-traileur est pragmatique quand il rentre dans le dur. Je commence toutefois à regretter mon choix de la semaine précédente. Pour faire une dernière séance longue, je m’étais aligné sur le semi-marathon de La Grande-Motte après avoir couru le 10 km en guise d’échauffement. Je m’étais promis de courir tranquille, autour de 1h35, mais forcément avec un dossard sur le cul, je me suis pris au jeu et j’ai tapé un 1h26. En laissant peut-être un peu trop de jus sur les longues lignes droites qui longent la plage.
Je me refuse toutefois de penser à l’abandon, c’est de toute façon bien trop tôt, et j’essaye de retrouver une foulée efficace sur le sommet de la montée. Je finis d’ailleurs par rattraper un petit groupe de huit coureurs et me cale en dernière position histoire de refaire un peu de jus. Il reste 8 km avant le troisième ravitaillement où va commencer à s’impatienter Marine. A force de traîner la patte, je serai en retard sur mon tableau de marche. Je suis d’ailleurs en train de faire mes calculs quand je m’aperçois que, petit à petit, le groupe perd des éléments à force d’accélérer sur une portion plus roulante. Un, deux, trois, quatre… On ne se retrouve finalement plus qu’à deux au moment de basculer.
« Five km for the control », me traduit ce nouveau compagnon de route, après avoir demandé en Espagnol, aux deux bénévoles postés au sommet, où se trouvait le ravitaillement. « Where are you from ? », ajoute-t-il dans la foulée. « From France », je lui réponds entre deux souffles. « On va parler en Français alors, ça sera plus facile ». Et voilà que tout en glissant vers Artenara, je fais la connaissance de Thierry, venu de La Chaux-de-Fonds, en Suisse, où il est éducateur spécialisé quand il n’arpente pas les montagnes en courant ou en ski. Il participe là à son premier ultra et avoue un peu d’appréhension. « Mais l’essentiel est d’arriver au bout », s’esclaffe-t-il, même si moi je le trouve rapide sur ces chemins redevenus roulants. En tout cas, grâce à lui, j’ai retrouvé un peu de cette bonne énergie qui permet à l’ultra-traileur d’aller loin.
Merci Thierry !
« Je suis en retard », sont les premiers mots que je glisse à Marine, alors qu’elle m’attend dans les rues désertes d’Artenara (km 33,4) depuis au moins deux heures. « En fait non, sourit-elle, tu es même en avance. On s’était trompé dans les calculs ». Voilà qui me rassure un peu, même si j’ai beaucoup de mal à manger quelque chose en dehors des gels et des oranges. Il fait de toute façon tellement froid sur cette petite place balayée par le vent en pleine nuit, que j’enfile un coupe-vent sans manche très vite avant de repartir. A peine cinq minutes de pause. De toute façon, je reverrai ma super-assistante très vite, les ravitaillements étant maintenant plus proches les uns des autres.
On profite de la portion suivante – relativement facile – pour discuter avec Thierry et casser la monotonie de la nuit. Ce qui est génial, c’est qu’on a globalement le même rythme, aussi bien en montée qu’en descente. Lui, me décrit son quotidien auprès des enfants placés en foyer, moi je lui parle des ultras que j’ai déjà bouclés. « C’est à 50% dans la tête », lui dis-je en conclusion. Là, à deux, ça passe plus vite. On passe en coup de vent au ravitaillement de Fontanales (km 42,8) où tous les coureurs de la course Advanced nous encouragent. Ils doivent s’élancer dans quelques minutes, cela signifie qu’il nous reste exactement 83 km et 4700 mètres de D+ à parcourir jusqu’à Maspalomas. A vrai dire, à ce moment-là de la course, on n’y pense pas vraiment avec Thierry, emportés par notre rythme relativement rapide.
La montée du 45e km, qui arrive après la traversée d’un petit village fantomatique et qui nous oblige à un effort de plus d’un kilomètre avec de forts pourcentages, nous fait quand même bien mal à la gueule, d’autant qu’elle n’était pas vraiment répertoriée sur le profil. La seule bonne nouvelle, c’est qu’on peut enfin éteindre les frontales, une fois au sommet, avec le lever du jour. Mais, de fait, ce n’est pas très frais que l’on sort de cette nuit blanche au ravitaillement de Valleseco (km 50,3). « Vous êtes sûrs que ça va ? », s’inquiète Marine à la vue de nos visages visiblement défraichis par l’effort. « Elle est quand même très dure cette course », je lui réponds, presque en boucle. Pourtant, « tu es sur les bases de 22 heures », compte-t-elle, regardant sa montre qui indique 7h30. Mouais…
Je ne cesse de dire à Thierry, qui m’accompagne encore, qu’il nous faudrait un peu lever le pied, que l’on devrait en garder sous la semelle avant l’enchaînement terrible qui nous est promis à partir de Terror, c’est-à-dire 25 km avec deux impressionnantes montées. « C’est là que ça va se jouer », je lui répète, lui rappelant qu’il faudra ensuite être capable de courir sur les 30 derniers kilomètres plus roulants. « Ok, on se fait les 6 km jusqu’à Terror tranquille », me répond-il. Tu parles…
A peine sorti de Valleseco, on s’engouffre à tombeau ouvert dans une descente ultra-roulante. J’accélère et Thierry me suit. On double un, deux, trois coureurs. Puis encore deux autres. « On avait dit tranquille ». Ce qui devait arriver arriva… On se prend le retour de bâton dans la toute petite montée innocente qui amène sur les hauteurs de l’atypique village de Terror. Et c’est encore l’air éreinté que l’on s’assoie sur les chaises en plastique posé sur la place centrale où un public nombreux applaudit les rescapés de l’ultra et les fusées du 83 km qui nous rattrapent déjà.
Et voilà Jacky…
La bonne nouvelle, c’est qu’il est 8h30 du matin, l’heure de se changer et d’enfiler un débardeur tout propre. L’autre bonne nouvelle, c’est que Bernadette, la compagne de Jacky, m’assure que le vieux briscard n’est pas trop loin et qu’il ne devrait pas tarder à revenir. D’ailleurs, quelques minutes plus tard, après une pause un peu plus longue que les précédentes, je l’aperçois en contrebas de la route, alors que nous attaquons le deuxième lacet de la montée qui nous amènera au-dessus de Terror. « Tu te rends compte qu’on va se faire doubler par un mec de 63 ans ? », dis-je à Thierry, au moment ou je lance un grand geste à Jacky. « Pars avec lui, moi, je suis pas bien », me répond-il. « Mais non, allez, un petit rythme tranquille et ça reviendra ».
Ça ne reviendra pas pour Thierry, qui abandonnera, la mort dans l’âme, quelques kilomètres plus loin, gêné par des problèmes respiratoires, mais ça revient effectivement pour moi. Concentré sur mon rythme, le nez dans les bâtons encore, je grimpe finalement pas trop mal cette montée que beaucoup craignaient pourtant. A tel point que je réalise à peine que j’arrive déjà au ravitaillement de Talayon, improvisé en pleine nature au milieu de la bosse… et de la course, au km 63. Bonne surprise, Marine est là alors que ce n’était pas prévu. Et Jacky revient enfin, au moment où j’allais repartir après avoir avalé quatre… bonbons Haribo (sic). Je constate qu’il a – étrangement – un énorme cocard sous l’œil droit. Se serait-il battu avec l’un de ses adversaires vétérans ? « M’en parle pas, peste-t-il. J’ai tapé un arbre cette nuit et ça a fait sauter le verre. Je me suis retrouvé à quatre pattes en train de le chercher. Coup de bol, je l’ai trouvé au milieu du chemin mais je n’ai pas réussi à le remettre. J’ai fait près de deux heures sans verre, tu imagines la galère, jusqu’à ce que je retrouve Bernadette qui, heureusement, avait une paire de lunettes de rechange ». Je compatis, moi-même coureur bigleux qui a décidé – enfin – de courir les ultras avec les lunettes de vue pour mieux appréhender les différences de terrain dans les descentes ou l’obscurité. On ne s’en rend pas forcément compte, mais être myope en trail, c’est un sacré handicap.
Jacky, en tout cas, est heureux de m’avoir rattrapé, d’autant qu’il est en retard sur son tableau de marche qui prévoit une arrivée en 20 heures. « On va essayer de faire un bout de chemin ensemble », m’annonce-t-il le sourire retrouvé. « Compliqué, je ne suis pas sûr de suivre ton rythme ». En effet, on n’arrivera pas au sommet ensemble. Mais, mystère de l’ultra, c’est moi qui passe en haut avant lui. Dans cette dernière portion de montée, j’ai enfin retrouvé les sensations que j’avais pu ressentir à Hong Kong, accélérant même au plus fort de la pente. D’ailleurs, non seulement je m’accroche aux coureurs du 83 km pourtant encore frais, mais j’en double certains qui payent visiblement leur début de course trop rapide. Je suis même l’un des rares à courir sur les 800 mètres de bitume qui nous amènent à la bascule. J’avale aussi sec la longue descente vers Tejeda (km 71), à 13-14 km/h, dans la foulée d’un petit groupe de la course Advanced qui va tout aussi vite. Pas sûr que Jacky ait suivi, lui qui paraît-il n’aime pas trop cet exercice.
En bas, au détour d’un dernier virage, c’est avec un grand sourire que je retrouve Marine. Bon signe, je lui annonce que j’ai doublé pas mal de mecs sur les huit derniers kilomètres et que je dois à nouveau flirter avec la 100e place. « Je ne sais pas exactement combien tu es », me dit-elle, ajoutant, comme pour me calmer : « Maintenant, tu vas là-haut ». 900 mètres au-dessus de nous, le célèbre Roque Nublo, le point de vue incontournable des Canaries. Bon, ok, je vais quand même prendre le temps de boire et de manger. Surtout que sur le papier, le prochain ravitaillement se trouve à 1h30 de là.
Chassé-croisé sur le Roque Nublo
Marine est désolée, mais le règlement l’interdit de me porter assistance à cet endroit. Question d’équité. Je m’en accommode en allant moi-même remplir mes flasques Salomon de Coca-Cola et de produits Overstim fournis par l’organisation. Seul bémol, la boisson énergisante est très peu chargée, trop diluée avec de l’eau, alors que j’ai pour habitude de légèrement surdoser mes préparations. Pas bien grave, ma principale énergie, à ce moment-là de la course, c’est le mental. Et c’est remonté comme pour un départ de 10 km que je repars de ce petit village posé au creux de la vallée. Je suis d’autant plus motivé qu’à la sortie du village, je vois Thierry, qui certes me confirme son abandon, mais m’apprends que nous étions 115e et 116e lorsque nous avons quitté Teror. Je suis sincèrement désolé pour lui mais cela me confirme un retour dans le Top 100 si je maintiens le rythme.
Les deux premiers kilomètres de la montée sur le Roque Nublo sont… chiants. Un peu de chemin, beaucoup de bitume. Et pas un compagnon de route car je dépose tous ceux que je rattrape. Y compris, et même surtout, des coureurs du 83 km. Le peloton de l’ultra-trail est tellement éparpillé qu’il devient difficile de regagner des places. Je ne me démoralise pas pour autant et attaque les chemins avec la même régularité dans l’effort. Sans oublier de boire une ou deux gorgées chaque quart d’heure, puisqu’il est désormais 13 heures passées et que l’organisateur nous a promis des chaleurs dantesques dans l’après-midi. Il me semble toutefois que le fort vent de Nord-Ouest rafraîchit l’atmosphère et ce n’est pas pour me déplaire. Les coureurs que je double n’ont pas l’air de partager mon avis mais je ne prends pas le temps d’entamer le dialogue. Pas maintenant. Et puis je ne parle pas Espagnol.
A ce rythme, j’atteins très vite un panneau indiquant qu’il reste 1200 mètres pour le Roque Nublo. Je vole vers le sommet, l’avant-dernière grosse difficulté du jour. Et quand je sors de la forêt et que la nuée de spectateurs – et les panneaux – m’indique que je dois aller faire un crochet de quelques centaines de mètres à gauche pour passer un contrôle au pied du majestueux rocher qui se dresse au-dessus de la vallée, je ne peux m’empêcher de penser à mon Zinzin de Denis Clerc qui, dans sa vidéo l’an dernier, pestait qu’on lui impose ce détour. « Ok, c’est beau, mais c’est inutile », avait-il dit à sa GoPro, mi-acteur, mi-traileur éreinté. Moi, je ne partage pas son avis et je suis profite pleinement de l’instant et du paysage. Enfin, pas longtemps, le compétiteur reprenant vite le dessus quand je demande mon classement au préposé au point de contrôle. « Je ne peux pas savoir car on pointe les deux courses en même temps », me baragouine ce gentil bénévole dans un anglais que je comprends tout de même.
« Ok, thanks ». Je repars dans l’autre sens en prenant une dernière image, tout en espérant croiser Jacky parmi les coureurs qui montent à leur tour vers le Roque Nublo. Il n’est toujours pas là, cela veut dire que je possède au minimum cinq à dix minutes d’avance sur lui. Je plonge à nouveau dans la descente à tombeau ouvert, slalomant entre les touristes qui ont l’air de découvrir qu’une course se joue sur leur lieu de promenade du jour. « Sorry, thank you. Sorry, thank you ». L’ultra-traileur de l’UTWT se doit d’un minimum de bilinguisme.
Deux kilomètres plus bas, Marine m’attend et m’escorte, un kilomètre durant, jusqu’au camping de Garanon, 82e km et base-vie du jour. C’est-à-dire le gros ravitaillement où l’on peut se changer, où l’organisation propose un menu complet. A peine installé sur le banc qui m’attendait à l’ombre d’une majestueuse forêt, je n’arrive qu’à avaler – encore – gels, orange et compotes. Le tout arrosé de Coca. Gastronomique… Ou plutôt gastro en vue. Lorsque je repars, dix à quinze minutes plus tard, je me sens ballonné, pas bien, prêt à tout vomir devant les autres accompagnateurs – la grande classe – alors que m’attendent les derniers kilomètres en montée vers le point culminant de la course et accessoirement de Grancanaria. « Repars en douceur, le plus dur est derrière toi », tente de me rassurer Marine qui m’accompagne 500 mètres jusqu’au pied de la bosse. Allez, juste un mauvais moment à passer.
Descentes… infernales
Effectivement, cinq minutes plus tard, je retrouve mon rythme du Roque Nublo et profite de la fraîcheur de la pinède et du sol souple pour atteindre le sommet relativement aisément. « It’s the top here ? » « Yes. Now, you can run ». Jusqu’à Tunte, me promet ce spectateur. J’en oublie de profiter de la vue. Pourtant, au loin, j’aurais pu apercevoir les fameuses dunes de Maspalomas. Et toute cette vallée qui doit m’amener jusqu’à l’arrivée. Trop pressé, trop content aussi d’avoir passé finalement sans encombre ces 25 km qu’on nous promettait si difficiles, voire horribles, je profite des premiers hectomètres peu techniques de la descente pour enclencher à nouveau l’accélérateur. Je dois être à 12-13 km/h environ et je suis heureux d’avoir encore autant de gaz après 85 km de course. Las…
J’avais mal lu le prévisionnel qui me promettait plus d’une heure de descente. Deux kilomètres plus bas, j’arrive sur ce qui ressemble à une ancienne voie romaine en très mauvais état. Sur sa vidéo, l’an passé, Denis avait l’air de s’amuser à cet endroit-là, jouant avec ses compagnons de route. Moi, je suis tout seul, subissant la chaleur renvoyée par ces vieilles pierres, et je n’arrive pas à trouver la bonne foulée. J’essaye de courir, mais je dois ressembler plutôt à un vieux canard boiteux. Au passage, les muscles tapent, souffrent. Particulièrement les quadris. Et les bâtons ne me sont d’aucune utilité. Je crois que le calvaire s’achève quand on parvient sur une route… Mais c’est pour mieux replonger sur un grand chemin de randonnée tout aussi pénible. Seul soulagement, si je puis dire, je double dans cette longue descente, quatre coureurs du 125 km qui sont à l’arrêt, dont l’Italienne Lisa Borzani, qui avait terminé 3e à Hong Kong. Même les meilleurs souffrent sur cette Transgrancanaria.
Enfin, 15h09, Tunte, 94e km. Le lieu de ravitaillement est charmant, sur la place surchauffée du village. Marine est encore là, accompagnée de Bernadette, la compagne de Jacky – ce qui signifie qu’il n’est encore pas loin derrière moi -, mais elle doit se contenter de paroles réconfortantes pour répondre à mes complaintes. Car là-aussi, règlement oblige, elle ne peut m’aider. Un coureur norvégien – ou allemand, ou hollandais, j’avoue que je n’ai pas compris – qui accompagne son amie sur le 83 km, se propose gentiment de remplir mes flasques, pendant que j’essaye de m’alimenter. Je l’embrasserais si je n’avais pas la bouche pleine de gels et la barbe orange, signes d’une drôle d’alimentation. Malgré la chaleur et l’énergie perdue en descente, j’essaye de ne pas trop traîner car je commence maintenant sérieusement à penser au classement. Il est maintenant évident que j’irai au bout et l’objectif est bien de m’accrocher au Top 100, même si j’ignore à ce moment-là quelle est ma place exactement – je suis en fait 79e, soit vingt places de mieux depuis le Roque Nublo.
Il reste tout de même à passer ce qui ressemble à une petite bosse sur le profil. En fait de coup de cul, c’est une véritable ascension de 600 mètres de dénivelé positif à passer. Etrangement, c’est à nouveau dans le plus fort pourcentage que je retrouve du jus. « Et quand tu crois que c’est fini, ça remonte un peu plus loin », m’avait prévenu Denis. Ça ne m’empêche pas d’accélérer sur ces grandes pistes qui ressemblent à nos chemins DFCI. Voire de courir dès que la pente est plus douce. J’avance bon train, pourtant, encore une fois, j’aperçois la grande carcasse de Jacky Deconihout, cinq lacets plus bas. Lui aussi a l’air efficace. Je crie. « Jacky ! Jacky ! » Il ne m’entend pas. J’espère qu’il reviendra sur moi au prochain ravitaillement afin que l’on puisse boucler, ensemble, cet ultra. Je serais plutôt fier de partager ce moment avec lui.
Cela ne m’empêche pas de courir, encore, au-delà des 10 km/h très certainement, au moment où je passe un panneau annonçant l’arrivée à 25 km. A ce moment-là, je crois que ce sont de doux et larges chemins qui vont nous déposer à Maspalomas. Erreur. Il reste, pour parvenir à Arteara, avant-dernier ravitaillement au 108e km, deux kilomètres de descente très techniques. Engagés, comme disent les traileurs. Un tout petit monotrace à flanc de falaise, qui ne cesse de tourner, virevolter, avec de grosses pierres posées sur d’autres, très roulantes. Le summum de l’exercice. Je grogne, râle, m’énerve. Je me rassure en me disant qu’il vaut mieux la passer de jour que de nuit. Je pense aussi à cette descente du cirque de Mafate qui nous avait réunis avec Denis Clerc, un soir de Grand Raid de la Réunion. Lui s’éclatait, moi j’avais peur de m’éclater… la gueule. Cela dit, aux Canaries, je ne suis pas le seul à maudire les organisateurs pour cette dernière surprise. Sauf trois autochtones qui avaient visiblement reconnu les lieux et me passent aussi vite que le bip-bip quand il enrhumait le coyote, je double trois coureurs à l’arrêt sur les gros cailloux. Et c’est essoufflé et une nouvelle fois éreinté, mais soulagé d’en avoir fini avec le plus dur que je m’affale sur une chaise, sous les yeux inquiets de Marine. « Je te rejoins au dernier ravitaillement pour t’accompagner sur la fin », me dit-elle, ajoutant une autre bonne nouvelle : « Didier (Stein, mon ami Alsacien de Hong Kong) commençait à fatiguer mais il a un peu plus d’une heure d’avance et pourrait bien rentrer dans le Top 50 ». Impressionnant. Et Jacky ? Il ne doit pas être très loin.
La perspective des seize derniers kilomètres roulants me pousse à vite repartir après m’être gavé d’oranges et de coca, encore. Enfin roulants, pas tout de suite. Dans leur grande mansuétude, les organisateurs nous ont prévu une petite visite d’un site archéologique. En montée, s’il vous plait, alors que je viens d’abandonner mes bâtons. Il y a des oreilles qui doivent siffler du côté de la ligne d’arrivée à ce moment-là. Heureusement, ça ne dure pas, et je retrouve vite une grande piste qui serpente à fond de vallée dans une légère déclivité. Le bonheur de l’ultra-traileur qui vient de se cogner 110 bornes et 8500n mètre de D+ ? Eh ben non…
Car obligatoirement, pour ne pas perdre de place, il faut courir. Tout le temps. Et les muscles se montrent plutôt récalcitrants, malgré les ordres du cerveau. Parfois, les deux parties trouvent un compromis, ce dernier acceptant quelques mètres de marche pour mieux relancer la machine. Mais après 19h30 de course, il manque un peu – beaucoup – de carburant. Il faudra même trois coups de fouet – des gels overstim – pour boucler ce tronçon de 11 km interminable. Derrière chaque virage, au bout d’une longue ligne droite, on ne pouvait voir… qu’un virage. « J’en ai marre, je perds la notion du temps, j’ai l’impression d’avoir mis trois heures pour arriver ici ». C’est tout ce que j’arrive à dire à Marine lorsque je la retrouve à Machacadora, dernière halte avant l’arrivée, au 119e km. « Tu as mis 1h30 tout juste. Comme prévu », m’annonce-t-elle en retour dans un large sourire.
La chevauchée finale
Reste donc 8 km. Un peu moins même. Et, preuve que le corps est étrange, les lueurs de la ville, au loin, agissent comme un efficace produit dopant. Je cours, je vole. Enfin j’ai l’impression de voler. Marine est même obligée de me calmer. « Avant d’arriver au parc des expositions, il faut d’abord longer le canal, puis le bord de mer. Je crois même que vous devez passer sur la plage ». Elle a raison, mes ardeurs sont vite douchées quand je rentre au sprint – c’est-à-dire 13 km/h – dans le lit d’un canal qui n’a pas dû voir de l’eau depuis plusieurs années. Je dépasse certes encore trois ou quatre coureurs… Mais les grands pavés disjoints qui tapissent le sol freinent la progression de tout ultra-traileur ambitieux. Surtout, il faut au moins 2km pour parvenir à l’embouchure. Ce qui impose parfois de marcher pour reprendre son souffle. Je dois aussi m’arrêter à trois reprises pour répondre à un besoin pressant qui ne vient pas. Mon corps se venge et me joue des tours.
La nuit aussi joue avec moi et tombe tellement vite qu’elle m’impose de rallumer la frontale pour les derniers kilomètres. J’arriverai donc après 20 h… soit un peu plus de 21 heures de course. « C’est tout de même moins que les 22 heures que tu t’étais fixé », me console Marine. J’avoue que j’ai secrètement rêvé de m’approcher plutôt des 20 heures.
Mais l’objectif est maintenant de conserver ma place. Laquelle, je l’ignore précisément, mais hors de question de caler maintenant. Surtout que l’on sort enfin du canal pour longer les fameuses dunes -que je ne vois pas- puis le bord de mer. J’arrache mes Cascadia du sol, court environ à 10 km/h, commence à penser à cette ligne d’arrivée, si loin, si proche. Quand un bénévole indique un virage à gauche… sur la plage. Arghh, la vilaine blague. Je m’enfonce dans le sable, note que jamais, ô grand jamais, je ne devrais prendre le départ du marathon du même nom. Heureusement, ce petit goût de désert est surtout pour la photo. Même si je marche trente secondes, le parcours nous ramène vite sur la digue pour les deux derniers kilomètres. Je savoure les premiers applaudissements tout en râlant. Le tour d’honneur dans la ville est trop long à mon goût. Jamais content le type. On tourne à droite, longe une rangée de commerces, slalome entre des passants que je dois pousser… Pour enfin traverser un grand terrain vague qui nous amène au parc des expositions. Je profite de l’obscurité pour ravaler un sanglot mêlé de souffrance et de fierté, remercie dix fois Marine pour son aide précieuse et sa présence et… j’accélère à la vue de coureurs quasiment arrêtés un peu plus loin. J’en passe un très vite, puis trois autres dans le rond-point qui ramène sur l’arrivée. Tout en sortant la GoPro pour immortaliser l’instant, je me lance dans la dernière ligne droite au sprint quand je vois les secondes qui s’égrènent sur le chronomètre géant. A cet instant, je veux passer sous les… 21h10. Comme si cela allait changer le sens de ma course. L’ultra-traileur n’a plus tous les neurones connectés après tant d’effort.
C’est finalement en 21h09 que je saute sur la ligne d’arrivée. Heureux d’avoir bouclé cet ultra si difficile, je prends la médaille qui complètera ma collection de trophées et le coupe-vent sans manche réservé aux finishers, j’embrasse Marine pour la remercier une nouvelle fois et, sitôt affalé dans le parc des expositions, j’appelle Denis qui a suivi la course à distance par la magie d’internet et des dossards électroniques. « Alors ? », je lui demande dès qu’il décroche. « Alors tu as été énorme », me répond-il avec un grand sourire dans la voix, m’apprenant que je finis 80e. « Tu n’as pas arrêté de remonter à partir de Teror. Quelle gestion de course », ajoute-t-il. Preuve du niveau cette année, j’aurais terminé 62e en 2014 avec le même chrono.
Denis aurait pu réserver le même compliment à Jacky, que je retrouve sur la ligne d’arrivée quelques minutes plus tard. L’ultra-vétéran termine en 21h17, 83e au scratch et largement vainqueur de sa catégorie. On refait la course autour d’une bière bien méritée. « En fait, tu m’as suivi de quelques minutes pendant plus de 60 km. On aurait vraiment dû terminer ensemble ». « Je préfère comme ça. On a fait une vraie course, on s’est tiré la bourre, tu as été meilleur », dit-il sérieusement. Quelque part, il a raison, c’est ça le sport. Et c’est sur cette pensée autrement plus juste que celle rendue célèbre par Pierre de Coubertin (l’essentiel, c’est de participer…) que nous nous quittons, éreintés mais heureux. Nous nous retrouverons le lendemain au pied du podium sur lequel, étrangement, il ne montera pas, mais où nous applaudirons Antoine Guillon, 3e au scratch au terme d’une course quasi-parfaite. Et dire qu’il n’avait pas prévu de s’aligner sur cette manche initialement. A 42 ans, l’Héraultais est véritablement devenu l’un des meilleurs coureurs mondiaux.
15e de l’Ultra-Trail World Tour !
Deux jours plus tard, retour en France. Le passage de la frontière est rude. L’avion a atterri le lundi soir à 23h50 à Barcelone et il me faut être au boulot, à Nîmes, à 9h le lendemain matin. La fatigue de la course se fait encore sentir même si je ne souffre d’aucune douleur particulière, pas même dans les jambes. J’ai d’ailleurs réussi à remonter jusqu’au Roque Nublo – depuis le parking des touristes – avant de sauter dans l’avion quelques heures plus tôt. Je lutte pour ne pas m’endormir au volant quand mon téléphone, qui retrouve le réseau français, me signale un message de Nico Chastanier sur mon mur Facebook. « 15e de l’UTWT, bientôt le Top 10 », écrit-il. Et je n’en crois pas mes yeux, je pense même un court instant à une plaisanterie. Et pourtant, derrière les dix premiers, que des grands noms de l’ultra, Sondre Amdahl, Antoine Guillon, Cyril Cointre, Gediminas Grinuis ou même le génial et très médiatique américain Anton Kupricka, c’est bien mon nom qui apparaît en 15e place du classement général provisoire. Et mon ami Didier, qui s’est finalement classé 47e de la Transgrancanaria, est 11e. Nous sommes les 5ème et 6e français derrière Guillon, Cointre, Le Saux et Thevenard.
Bien sur, je relativise très vite. Il n’y a eu que trois manches, disputées à des coins très différents de la planète (Hong Kong, Nouvelle-Zelande et Espagne), et peu de coureurs ont pu disputer deux épreuves de cette coupe du monde de l’ultra. Par ailleurs, le classement étant calculé sur les trois meilleures manches, certains coureurs, et pas des moindres – Francois D’Haene pour ne citer que lui – font le choix de rentrer dans le circuit après cinq ou six manches. Cela ne fait donc pas de moi le 15e meilleur ultra-traileur au monde, mais je profite quelques minutes de ce classement provisoire pour savourer mon début de saison.
Et dans la nuit noire qui accompagne mon retour au quotidien, je pense déjà aux prochains objectifs sur cet UTWT qui offre de si belles courses, des paysages fantastiques, des rencontres extraordinaires et de nouveaux défis qui permettent de repousser toujours plus ses propres limites. Je me vois sur les chemins des Dolomites au Lavaredo au mois de juin, autour du Mont blanc fin août, voire même au pied du mont Fuji, au Japon, en septembre ou sur le mythique Grand Raid de la Reunion en octobre. L’aventure ne fait que commencer.
Ludovic Trabuchet
Photos : « Ultra-Trail World Tour / Alexis Berg »
Laisser un commentaire